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Jos de Mul. Le sublime (bio)technologique. Diogène. No.233-234 (2011), 25-37.
 

Le sublime (bio)technologique 
 

Si le concept de sublime a été employé par le passé pour exprimer l'impuissance ressentie par l'homme dans ses tentatives de représentation de la Nature, la condition postmoderne – d'où la Nature même a été évincée – a donné lieu à une notion du sublime au sein de laquelle les êtres humains se retrouvent confrontés à leurs propres créations.

Dale Chapman.

Introduction

Depuis son émergence en tant que discipline distincte dans le champ de la philosophie, au milieu du XVIIIe siècle1, l'histoire de l'esthétique manifeste deux tendances remarquables qui reflètent plusieurs développements spécifiques propres à l'art et à la culture (post)modernes en général. D'un côté, le développement de l'esthé- tique se caractérise par une spéciation remarquable ainsi que par la multiplication des catégories esthétiques. Si l'esthétique des premiers temps se concentrait essentiellement sur la catégorie du beau, une multitude de nouveaux concepts esthétiques, tels que le sublime, l'ironique, le comique, l'absurde et le banal, a émergé au début du XIXe siècle et s'impose encore aujourd'hui. Il est évident que cette expansion reflète les développements propres à l'art mo- derne lui-même qui n'a cessé d'élargir le champ de l'expérience et de l'expression esthétiques. Les beaux-arts sont devenus les arts qui ne sont plus beaux.

La seconde tendance concerne elle aussi une autre forme de développement caractéristique de l'esthétique moderne. Dans un mouvement amorcé dès le romantisme, on tend à considerer l'expérience esthétique comme une, voire la, catégorie essentielle de l'expérience humaine. L'histoire de l'art moderne a joué là enco- re un rôle de premier plan dans cette évolution. Dans la foulée de l'esprit révolutionnaire caractéristique des premiers mouvements romantiques, les avant-gardes artistiques du XXe siècle ont aspiré à une « esthétisation » radicale du monde et à une transformation de l'existence humaine en œuvre d'art (De Mul 1999 : 8 s). De la sorte, les « arts qui ne sont plus beaux » en sont venus à être les « arts qui ne sont plus artistiques ». Tout objet peut dès lors se prêter à l'interprétation esthétique. Le domaine de l'esthétique ne se limite plus à la dimension esthétique de la nature (la beauté naturelle) et à des objets culturels spécifiques (la beauté artistique), mais s'étend au monde en général et à l'existence humaine dans son ensemble.

J'aimerais m'attarder ici sur un phénomène qui se situe à la croisée de ces deux tendances : le sublime technologique. Quoique la catégorie du sublime soit ancienne, ce n'est qu'aux XIXe et XXe siècles qu'elle est devenue un concept dominant de l'esthétique. Dans la culture (post)moderne, on assiste à une transformation radicale de l'expérience du sublime. Si à l'origine le concept ren- voyait principalement à un effet rhétorique particulier, il a été associé, au cours du XIXe siècle, à la représentation artistique de phénomènes naturels extrêmes. Je soutiendrai qu'au cours du XXe siècle, le sublime a été associé de manière accrue à l'expérience de la technologie. On croirait donc assister à un retour du sublime où la technologie se substitue à la nature, même s'il prenait sa source dans une technologie de type alpha (la rhétorique) et que ce retour porte sur le domaine des technologies de type bêta, telles la physi- que nucléaire et la technologie de l'information. Mais à l'heure des biotechnologies (telles que les modifications génétiques et la biolo- gie synthétique), le sublime semble cependant recouvrer une di- mension naturelle. Par l'intermédiaire des biotechnologies, la na- ture devient une « seconde » ou « prochaine » nature : « Du fait de nos tentatives d'exploiter la nature, la race humaine provoque l'émergence d'une "prochaine nature", aussi sauvage et imprévisi- ble que jamais. Systèmes indomptables, surprises génétiques, ma- chines autonomes et somptueuses fleurs noires, la nature change au même rythme que nous »2. De la sorte, la « prochaine » nature permet une expérience particulière du sublime, inédite jusqu'ici : le sublime technologique.

Avant de procéder à une analyse plus approfondie, je commen- cerai par fournir un bref panorama de l'histoire du concept de su- blime. Ceci nous aidera à baliser le parcours du sublime technolo- gique, autant dans sa continuité que dans sa discontinuité.

Le sublime classique

Lorsque nous qualifions un paysage ou une œuvre d'art de su- blime, nous exprimons le fait qu'il ou elle évoque une beauté ou perfection particulière. Notons que le sublime ne se limite pas à une caractérisation esthétique ; une action morale élevée ou un but incomparable durant un match de football peuvent également être qualifiés de sublimes. Le sublime équivaut grosso modo à ce qui dépasse l'ordinaire. Cette signification particulière du terme est très justement rendue par le mot allemand qui désigne le sublime : das Erhabene (l'élevé), dans lequel on retrouve des échos de la connotation religieuse du concept. Le sublime nous confronte à ce qui dépasse notre entendement.

Comme nous l'avons déjà constaté, la notion de sublime est ancienne. Le mot « sublime » apparaît pour la première fois en moyen anglais au XIVe siècle. Le terme découle probablement du moyen français sublimer, dérivé du latin médiéval sublimare (raffiner) lui-même descendu du latin classique sublimis (qui se tient haut dans les airs). Utilisé de manière plus figurative comme adjectif, le mot signifie « élevé » ou « grand »3. L'un des premiers essais consacrés au sublime remonte au début de notre ère. Il s'agit d'un manuscrit en grec intitulé Odq⁄ Íbntv [Du Sublime], longtemps attribué, sans doute à tort, à Longin. Dans ce traité, l'auteur ne fournit pas de définition du sublime, et certains classicistes doutent même que le terme « sublime » constitue une traduction correcte du mot grec employé – Íbnv4.

À partir d'un certain nombre de citations empruntées à la litté- rature classique, l'auteur considère différents exemples, plus ou moins bien choisis, de l'évocation artistique du sublime. Pour l'un, le sublime doit porter sur des sujets de première importance et s'associer à des émotions fortes. Pour le pseudo-Longin, le paysage sublime touche même au divin. La Nature « a engendré dans nos âmes une passion invincible pour tout ce qui nous paraît de plus grand et de plus divin que nous-mêmes » (pseudo-Longin 1965).

Le sublime au début de l'ère moderne

Les contemporains de Longin se sont largement désintéressés de son Traité, rarement mentionné au cours des siècles suivants. Il faut attendre 1554 pour que l'essai fasse l'objet d'un premier tirage à Bâle. Ce n'est qu'après la traduction française de Boileau (1674) et la version anglaise de Smith (1793) que le texte commença sa marche triomphale à travers l'histoire culturelle de l'Europe. À partir de la période baroque, qui culmina avec le romantisme, le sublime en vint à devenir le concept esthétique par excellence ; il est alors souvent associé à l'expérience de la nature. Au XVIIIe siè- cle par exemple, on le rencontre principalement dans les descrip- tions de nature d'un certain nombre d'auteurs britanniques décri- vant leur Grand Tour à travers l'Europe et les Alpes (pratique ré- pandue à l'époque parmi les jeunes héritiers de familles argentées). Ces auteurs utilisent le terme pour rendre en mots l'immensité souvent effrayante du paysage montagneux. Le paysage leur pro- cure, comme John Dennis l'avait déjà exprimé dans ses Miscella- nies (1939-1943), « un plaisir mêlé d'horreur ».

Au début de l'ère moderne, le sublime renvoie globalement à la grandeur sauvage et démesurée de la nature, que l'on distingue ainsi nettement de l'expérience plus harmonieuse du beau. Dans Une Recherche philosophique sur l'origine de nos idées du sublime et du beau, Edmund Burke (1998 : 101-102) définit le sublime comme une « terreur délicieuse ». Ce n'est que parce que le specta- teur observe les forces de la nature « à bonne distance » qu'elles peuvent le transporter dans l'extase.

Le sublime romantique

Avec le romantisme allemand, le sublime perd néanmoins son innocence. L'œuvre d'Emmanuel Kant a joué un rôle capital à cet égard. Dans sa Critique de la faculté de juger (1790), Kant, à l'instar de Burke, marque une distinction très nette entre le beau (das Schöne) et le sublime (das Erhabene). Belles sont ces choses qui nous procurent une sensation agréable. Elles nous remplissent de désir car elles semblent confirmer notre espoir de vivre dans un monde harmonieux et déterminé. Un beau coucher de soleil, par exemple, nous donne l'impression que la vie n'est finalement pas si mauvaise. Le sublime, par contre, s'associe à des expériences qui troublent nos espoirs d'harmonie. Il est provoqué par des choses qui dépassent notre entendement et notre imagination en raison de leur nature démesurée, excessive ou chaotique (Kant 1995 : 225s [244s]). De plus, le sublime ne peut s'exprimer sous une forme sen- sible (nécessairement limitée) :

Car le sublime proprement dit ne peut être contenu en aucune forme sensible, mais il ne concerne que les Idées de la raison, lesquelles, bien qu'aucune présentation qui puisse leur être adéquate n'en soit possible, sont ravivées et rappelées dans l'esprit précisément par cette inadéquation, dont une présentation sensible est possible. Ainsi le vaste océan, soulevé par la tempête, ne peut-il être nommé sublime. Sa vision est horrible ; et il faut avoir déjà rempli son esprit de bien des idées diverses pour qu'il soit disposé par une telle intuition à un sentiment qui est lui-même sublime, dans la mesure où l'esprit est appelé à se dégager de la sensibilité et à s'occuper d'Idées qui contiennent une finalité supérieure. (Kant 1995 : 227 [245-246].)

Kant établit une distinction supplémentaire entre le sublime mathématique et le sublime dynamique. Le premier est suscité par ce qui est incommensurable et gigantesque, et relève de la notion d'infinitude. Lorsque nous contemplons l'ampleur d'un paysage montagneux ou lorsque nous tournons les yeux vers un immense ciel nocturne, nous sommes submergés par le sentiment de notre insignifiance et de notre finitude. Kant associe le sublime dynami- que aux forces supérieures de la nature. Les exemples auxquels il a recours incluent les éruptions volcaniques, les tremblements de terre et les océans déchaînés. Encore une fois ces phénomènes ne sont pas sublimes en soi, mais peuvent déclencher le sublime en nous. Tout comme dans le cas du sublime mathématique, nous ressentons notre insignifiance et notre finitude, mais dans ces cas- là s'ajoute à cette prise de conscience la réalisation que nous pour- rions être broyés par le pouvoir dévastateur de ces forces de la na- ture. Kant qualifie le sublime dynamique de ungeheuer, que l'on pourrait traduire par colossal ou monstrueux : il suscite autant l'admiration que l'effroi. Il provoque un « plaisir négatif » (Kant 1995 : 226 [245]) au sein duquel attirance et répulsion se conjuguent en une singulière expérience.

Étant donné qu'en dépit de ses connotations morales le sublime demeure essentiellement une catégorie esthétique chez Kant, celui- ci défend l'idée que la « distance minimale » constitue une condition préalable à l'expérience du sublime. Lorsque nous admirons un tableau représentant un orage sur l'océan, nous pouvons nous abî- mer dans la contemplation des forces supérieures de la nature tout en gardant la certitude confortable que nous sommes en sécurité dans un musée et non sur les flots déchaînés dépeints sur la toile. Friedrich Schiller, en revanche, pousse les choses plus loin et « libère » le sublime du cocon rassurant de l'expérience esthétique. La terreur politique sous le règne des jacobins après la Révolution française l'avait profondément marqué et influa sur sa conception du sublime, qu'il l'élabora dans une série de textes.

Afin de parvenir à cette libération, Schiller reformule la distinc- tion de Kant entre le sublime mathématique et le sublime dynami- que. Dans un essai de 1793 sur le concept du sublime, Schiller sou- tient que le sublime mathématique devrait être rebaptisé « sublime théorique ». La magnitude incommensurable des hautes monta- gnes et du ciel nocturne suscitent en nous une observation pure- ment méditative de l'infinitude. Quand la nature se montre une force destructrice, par contre, nous faisons l'expérience d'un « sublime pratique », qui nous affecte directement en agitant notre instinct de conservation. Mais, selon Schiller, nous devons marquer une autre distinction. Lorsque nous contemplons des forces mena- çantes à bonne distance – par exemple en observant un orage qui agite l'océan depuis un point de surplomb garantissant notre sécu- rité – nous pouvons éprouver la grandeur de l'orage, mais non son caractère sublime. Une expérience ne peut se révéler réellement sublime que lorsque nos vies sont effectivement menacées par les forces supérieures de la nature.

Mais ceci n'est toujours pas suffisant aux yeux de Schiller. Les êtres humains sont animés du désir compréhensible de se protéger physiquement et moralement des forces supérieures de la nature. Les Hollandais, qui défendent leur pays en construisant des di- gues, tentent d'acquérir une « certitude physique » sur la violence d'un vent d'ouest ; ceux qui sont convaincus que leur âme continue- ra à vivre au paradis après leur mort se protègent par le biais d'une « certitude morale ». Quiconque parvient à conquérir réelle- ment sa peur de l'océan ou de la mort manifeste sa grandeur mais passe à côté de l'expérience du sublime. Selon Schiller, l'être vrai- ment sublime est celui qui tombe au cours d'un glorieux combat contre les forces supérieures de la nature ou contre la violence mi- litaire : « On peut se montrer grand dans le bonheur ; on ne peut se montrer sublime que dans le malheur » [Groß kann man sich im Glück, erhaben nur im Unglück zeigen] (Schiller 2005 : 53). De catégorie esthétique ambiguë le sublime devient dans l'œuvre de Schiller une catégorie existentielle tout aussi ambiguë.

Mais l'histoire ne s'arrête pas. Au cours des XIXe et XXe siècles le cœur de l'expérience ambiguë du sublime s'est progressivement déplacé de la nature vers la technologie. Notre époque est généra- lement considérée comme l'âge de la sécularisation. Dieu se retire de la nature et du coup celle-ci se « désenchante » (entzaubert) pro- gressivement. La nature n'engendre plus en nous, comme au temps de Longin, « une passion invincible pour tout ce qui nous paraît de plus grand et de plus divin que nous-mêmes », mais invite à l'action technique et au contrôle. La loi divine est devenue l'œuvre de l'homme. Le pouvoir de la nature divine est passé au pouvoir de la technologie humaine. En un sens, le sublime retourne au- jourd'hui à ce qu'il était dans le traité de Longin : une forme de technè humaine. De nos jours, néanmoins, il ne correspond plus à la catégorie des technologies de type alpha, telle que la rhétorique. Nous nous trouvons plutôt au seuil du règne des technologies su- blimes de type bêta. L'homme moderne, de moins en moins prêt à se laisser gouverner par la nature, en prend énergiquement la commande technologique.

On ne peut guère sous-estimer aujourd'hui l'impact de l'homme sur la planète. Changements climatiques, explosions démographiques, manipulations génétiques, réseaux numériques, îles de plastique flottant sur les océans, l'ancienne nature vierge est pratiquement introuvable. « Nous étions là » est écrit partout. Nous vivons à l'époque des tulipes multicolores, des îles en forme de palmiers, du contrôle des ouragans et des microbes manufacturés. Une époque durant laquelle le fabriqué et le né fusionnent. (Van Mensvoort sd).

Comme David Nye l'a exposé de façon très détaillée dans son li- vre American Technological Sublime (1994), l'Américain moderne a initialement manifesté envers le sublime technologique autant d'enthousiasme qu'il en avait montré pour le sublime naturel. L'admiration éprouvée pour le sublime naturel, tel qu'on peut en faire l'expérience face au Grand Canyon, a été supplantée par l'engouement pour le sublime de l'usine, le sublime du gratte-ciel et de la métropole, le sublime de l'aviation et de l'auto-mobilité, et le sublime de la machine de guerre. Discutant le sublime électrique, Nye (1994 : 196) affirme que :

Le sens du paysage électrifié repose précisément sur le fait qu'il semblait dépasser toute codification connue, devenant, du fait de son étendue et de sa complexité, à la fois inexprimable et insaisissable. [...] La ville en général semblait un embrouillaminis de strates, d'angles et de proportions impossibles ; elle était devenue un texte palpitant, indéterminé, tourmentant le regard et ne concédant aucune lecture déterminante.

De toutes les technologies, l'ordinateur en particulier déploie sublimité des technologies de l'information et de la communication, nous devons d'abord avoir bien en tête que l'élément fondamental de tout programme informatif est une sorte de base de données. Au sens premier du terme, l'expression « base de données » sert à désigner tout lot d'informations ordon- nancées d'une manière ou d'une autre, qu'il s'agisse d'une étagère sur laquelle sont rangés des volumes dans l'ordre alphabétique, ou d'un classeur contenant des fiches sur lesquelles sont catalogués noms, adresses et numéros de téléphone. En informatique aussi, une base de données constitue une structure organisée regroupant de très grandes quantités d'informations. Les données sont alors stockées dans une mémoire informatique qu'un logiciel peut consulter afin de répondre à des requêtes. Grâce aux quatre opéra- tions élémentaires de la base de données – ajouter, lire, modifier, supprimer – toutes les combinaisons peuvent en principe être créées. L'ontologie de la base de données est foncièrement dynami- que car le nombre croissant d'éléments qui la constituent sont constamment composés, décomposés et recomposés (De Mul 2009).

Les applications des bases de données couvrent virtuellement toute la gamme des logiciels informatiques, allant des bases de données de l'ordinateur central à but administratif et des encyclo- pédies multimédia disponibles sur Internet, aux moteurs de re- cherches, wikis et autre applications web 2.0. Dans un monde où l'ordinateur est devenu la technologie dominante, tout – gènes, livres, organisations – devient une base de données relationnelle. Les bases de données transforment tout un ensemble d'éléments (re)combinatoires. Elles sont ainsi devenues la forme culturelle dominante de notre époque (Manovitch 2010 : 393 s). Les ordina- teurs sont des « machines ontologiques » qui influencent et déter- minent autant notre univers que notre vision du monde. À ce titre, la base de données transforme le sublime autant que notre expé- rience du sublime.

La sublimité théorique et pratique à l'ère informatique

Si nous gardons à l'esprit la distinction faite par Kant entre le sublime mathématique et le sublime dynamique, nous pouvons les distinguer au sein des technologies informatiques. Le sublime ma- thématique en informatique se manifeste sous la forme d'une ex- plosion combinatoire. Comme Borges l'a montré dans La Bibliothè- que de Babel (1941), le nombre de combinaisons possibles d'un nombre limité d'éléments – dans son récit, les vingt-cinq symboles orthographiques de l'alphabet – est stupéfiante (Borges 1974). Le protagoniste du récit de Borges est une Bibliothèque constituée par une énorme collection de livres, chaque livre comptant quatre cent dix pages, chaque page, quarante lignes, chaque ligne, quatre- vingts caractères noirs. Cela signifie que chaque livre contient 1312 000 caractères. Le narrateur nous affirme que la Bibliothèque est totale (parfaite, complète et entière) car ses étagères renfer- ment toutes les combinaisons possibles des vingt-cinq caractères disponibles. Il en résulte que le nombre de livres contenu dans la Bibliothèque est hyper-astronomique, puisque celle-ci ne compte pas moins de 25 1 312 000 livres. Le nombre d'atomes dans l'univers (que les physiciens estiment à environ 1080) est négligeable en comparaison avec le nombre inimaginable de (re)combinaisons possibles dans la « base de données de Babel » de Borges. La collec- tion constituée par un exemplaire unique combiné à toutes les co- pies de ce livre présentant d'une à douze erreurs de reproduction excède à elle seule le nombre d'atomes présents dans l'univers (Bloch 2008).

Non seulement le nombre de livres constitue à lui seul un exemple du sublime mathématique, mais on peut affirmer la même chose eu égard au contenu des livres puisqu'ils consignent « tout ce qu'il est possible d'exprimer, dans toutes les langues ». Le narrateur nous en fournit un fascinant aperçu :

Tout : l'histoire minutieuse de l'avenir, les autobiographies des archanges, le catalogue fidèle de la Bibliothèque, des milliers et des milliers de catalogues mensongers, la démonstration de la fausseté de ces catalogues, la démonstration de la fausseté du catalogue véritable, l'évangile gnostique de Basilide, le commentaire de cet évangile, le commentaire du commentaire de cet évangile, le récit véridique de ta mort, la traduction de chaque livre en toutes les langues, les interpolations de chaque livre dans tous les livres ; le traité que Beda ne put écrire (et n'écrivit pas) sur la mythologie des Saxons, ainsi que les livres perdus de Tacite. (Borges 1993 : 494).

Dans le cas de La Bibliothèque de Babel de Borges, nous pou- vons encore être réconfortés par le fait qu'il s'agit d'une des nouvel- les de ses Fictions. Après tout, La Bibliothèque de Babel n'est que le produit d'une imagination romanesque. Ceci étant, dans le do- maine des biotechnologies, nous sommes confrontés à des bases de données encore plus ahurissantes, du fait de leur magnitude au- tant que de leur envergure. Si l'on tient compte du fait que le gé- nome humain totalise à lui seul environ trois milliards de nucléoti- des écrits à l'aide d'un alphabet de quatre lettres, on prend cons- cience du fait que le nombre de (re)combinaisons possibles du gé- nome humain (4 3 000 000 000) est encore plus sublime que le nombre de livres de la bibliothèque de Borges.

Outre la magnitude des combinaisons qu'elle permet, la base de données renfermant le patrimoine génétique de l'homme diffère de nombreuses autres bases de données pour une autre raison. Quoi- que étourdissante du fait du nombre inimaginable de combinaisons qu'elle autorise, la version du sublime mathématique propre à l'âge de l'information reste, pour reprendre la distinction de Schiller, théorique. Mais l'impact des bases de données ne se limite pas à l'univers informatique. Les bases de données fonctionnent souvent comme des métaphores tangibles, phénomène survenant lors- qu'elles provoquent des actions dans le monde matériel (voir Hayles 2002). C'est le cas des bases de données implantées dans des robots industriels permettant la personnalisation de masse (par exemple les voitures construites sur commande). Mais c'est aussi le cas des bases de données biotechnologiques utilisées dans l'ingénierie génétique. Nous entrons alors dans le domaine de la perspective pratique du sublime technologique. En recombinant diligemment les éléments de la base de données dans le monde réel, par le biais de la manipulation génétique ou de la biologie synthétique – en concevant des organismes à partir de rien grâce à des « biobriques » par exemple – nous libérons des pouvoirs terri- fiants et de la sorte transformons radicalement le sublime dynami- que (voir ETC Group 2007).

Dans notre monde (post)moderne, ce ne sont plus les forces supérieures de la nature qui provoquent l'expérience du sublime, mais bien plutôt les forces supérieures de la technologie. Il résulte du transfert de pouvoir de la nature divine à la technologie humai- ne que l'expérience ambiguë du sublime repose elle aussi sur la technologie humaine. À l'heure des technologies convergentes – technologie de l'information, biotechnologie, nanotechnologie et neurosciences – c'est la technologie même qui acquiert une qualité ungeheuer dans son combat contre la nature. Il est indubitable que ces technologies ont accru notre pouvoir sur la nature de manière phénoménale. Cela ne signifie pas pour autant que nous sommes devenus des dieux au sens où nous avons pris le contrôle de notre destinée. C'est plutôt que nos relations avec la nature sont en train de changer :

Alors que la technologie et la nature sont généralement considérées comme hostiles l'une à l'autre, elles semblent aujourd'hui s'amalgamer, voire troquer leur place. Alors que l'ancienne nature, celles des arbres, des plantes, des animaux ou du climat, est de plus en plus contrôlée et gouvernée par l'homme – jusqu'à en devenir une catégorie culturelle – notre environnement technologique s'avère tellement complexe et indomptable que nous commençons à vivre avec lui comme s'il s'agissait d'une propre nature. (Van Mensvoort sd.)

Si la technologie fait foi de la puissance de l'intellect humain, nous l'appréhendons de plus en plus comme une force qui nous contrôle et nous menace. Certaines technologies telles que les cen- trales nucléaires et les modifications génétiques, pour n'en men- tionner que deux exemples paradigmatiques, s'avèrent des miroirs à double face : elles reflètent concomitamment les espoirs que nous plaçons dans les bénéfices qu'elles seraient en mesure d'apporter, et les craintes que nous ressentons face à leurs indomptables po- tentiels de destruction.

À première vue, la technologie semble contrôler et dominer la nature (Heidegger 1976). Cependant, dans le domaine des biotech- nologies, qui se développe très rapidement (et qui deviendra pro- bablement aussi important au XXIe siècle que les sciences physi- ques l'ont été au XXe), nous assistons à une revanche extraordinaire de la nature au sein même de la technologie. Après tout, les mani- pulations génétiques et la biologie synthétique créent en mesure croissante des entités qui ne sont plus des éléments inertes, passifs et manipulables, mais qui disposent de leur propre « programme ».

Prochaine nature

Dans ce domaine de la « prochaine nature », nous assistons en réalité à la disparition même de l'opposition entre nature et tech- nologie. Le Lapin PVF créé par l'artiste brésilien Eduard Kac en

2000 en fournit un exemple frappant. Kac a passé commande du lapin transgénique auprès d'un laboratoire français où des scienti- fiques ont injecté une protéine vert fluorescent (PVF) prélevée sur une méduse du Pacifique dans les ovules d'un lapin albinos. Voici comment l'artiste décrit son expérimentation :

Mon « lapin PVF » est une œuvre d'art transgénique qui, outre la création d'un lapin vert fluorescent, inclut le débat public suscité par le projet et l'intégration sociale du lapin. (...) Le « lapin PVF » fut conçu cette année 2000 et présenté au public à Avignon. L'art transgénique, tel que je l'ai proposé ailleurs, est un art nouveau qui utilise le génie génétique pour transférer des gènes naturels ou de synthèse à un organisme, dans le but d'engendrer des êtres vivants uniques. Ceci doit être accompli avec grande prudence, en tenant compte des problèmes complexes qui en découlent et, par dessus tout, en s'engageant à respecter, à nourrir et à aimer la vie ainsi créée. (Kac 2001.)

albagreen

Eduardo Kac, Lapin PVF, Mixed media, 2000.

Si Kac insiste sur la « grande prudence » requise par une telle opé- ration, son expérience n'en a pas moins provoqué des débats hou- leux quant à l'acceptabilité de telles œuvres d'art. Ceci étant, au- delà des objections éthiques qu'il soulève, le Lapin PVF de Kac pose une question taxinomique : est-il possible de considérer cette « œuvre » comme une œuvre d'art ? N'appartient-elle pas plutôt au domaine de la nature ou à celui de la technologie ? Il semblerait qu'en réalité, elle relève simultanément des trois domaines : celui de l'art, de la nature et de la technologie, l'avènement de la « prochaine nature » nous amenant à ne plus distinguer nettement entre les trois. Quoiqu'elle le fasse différemment du modèle envi- sagé par les avant-gardes historiques, la création d'Alba, le lapin fluorescent par Eduardo Kac, semble concrétiser leurs aspirations à transformer la vie même en une œuvre d'art.

Conclusion

Ceci explique, selon David Nye, les raisons pour lesquelles l'enthousiasme manifesté à l'égard du sublime technologique s'est transformé en effroi au cours du XXe siècle. C'est aussi la raison pour laquelle on affirme souvent, eu égard aux technologies subli- mes susmentionnées, que nous ne « devrions pas jouer à Dieu ». Parallèlement, l'homme du XXIe siècle ne peut pas choisir de ne pas être technologique. Le biotope dans lequel nous vivions s'est trans- formé pour devenir à notre époque (post)moderne un technotope. Nous avons créé des environnements et des structures technologi- ques sans lesquels il nous est impossible de survivre. Du fait de ses pouvoirs à double tranchant, la « technologie vivante » est devenue le dieu sublime de notre époque (post)moderne. Nous pouvons ap- précier différemment la transformation radicale du sublime natu- rel en sublime technologique. Mais nul ne saurait nier que la tech- nologie s'avère un dieu tout aussi éternel.

Références

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Ideas of the Sublime and Beautiful: and Other Pre-revolutionary Writings. Londres/New York: Penguin Books.

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Kac, Eduardo (2001) Lapin PVF, http://www.ekac.org/lapinpvf.html. Kant, Emmanuel (1995) Critique de la faculté de juger, trad. Par A. Renaut. Paris : Aubier.

Longin (pseudo-) (1965) Le traité du sublime [Œuvre numérisée par

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Vesna, Victoria, éd. (2007) Database Aesthetics: Art in the Age of In- formation Overflow. Minneapolis : Univ. of Minnesota Press.

Notes

1. Le terme « esthétique » a été introduit par Alexander Baumgarten dans son Esthétique (1750 et 1758). Pour celui-ci, le terme renvoyait autant à la science de la connaissance sensible, en accord avec l'étymologie du verbe grec '‹rxämnl'h (percevoir), qu'à l'étude des beaux-arts. Le concept s'est imposé en particulier avec la parution de la Critique de la faculté de juger de Kant et le développement de l'esthétique en tant que discipline philoso- phique du beau et de l'art.

2. http ://www.nextnature.net/about. NextNature.net est un projet du Next Nature Institute (soutenu par la fondation Mondrian, l'université techno- logique d'Eindhoven et le Fonds BKvB). Cet institut, au sein duquel colla- borent concepteurs, artistes, philosophes et scientifiques, a pour but d'explorer et de comprendre la relation changeante que nous entretenons avec la nature « en visualisant et en recherchant les implications de la « prochaine nature » émergente dans notre vie quotidienne ». Au cours des cinq dernières années, j'ai eu le privilège de participer à plusieurs projets de l'Institut, qui ont inspiré la présente analyse du sublime technologique.

3. Le dictionnaire Merriam Webster (2000) définit le verbe « sublimer » de la manière suivante : « (1) Provoquer la transformation directe de l'état solide à l'état de vapeur et se recondenser à l'état solide ; (2) [en français sublimer du latin sublimare] (a.1) : élever ou magnifier particulièrement dans la dignité ou l'honneur ; (a.2) : raffiner (au sens de "pureté" ou "excel- lence") ; (b) : convertir (quelque chose d'inférieur) en quelque chose de plus grande valeur. Utilisé comme adjectif, le terme se réfère à des choses qui sont : (1.a) : élevées, grandes ou magnifiées dans la pensée, l'expression ou la manière ; (1.b) : d'une valeur spirituelle, intellectuelle ou morale extra- ordinaire ; (1.c) : tendant à inspirer l'admiration généralement en raison d'une qualité élevée (par exemple beauté, noblesse ou grandeur) ou d'une prééminence exceptionnelle ; (2.a) archaïque : de rang élevé ; (2.b) démo- dé : d'air/mine élevé/e : hautain ; (2.c) en majuscules : suprême – utilisé dans certaines formes d'adresse ; (2.d) complet, entier . Synonymes : voir "splendide" ».

4. Ce doute ne semble toutefois pas justifié. À l'instar du latin sublimis, le grec Íbnv correspond à haut, sommet, hauteur, dignité.

 

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